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Ninian veilla au fond de sa cellule humide dans une totale obscurité, tenant à la main ce courrier qu’il ne pouvait pas lire.
Au matin, juste après laudes[3] qui lui semblèrent durer une éternité, il se réfugia dans le verger désert et courut s’asseoir sous un pommier. Aussitôt il lut et relut la lettre d’Azilis au point de la connaître au mot près. L’abbé pouvait bien la brûler, elle s’était gravée au burin au plus profond de son cœur.
Niniane Sennia à son cher frère.
Mon Ninian, je t’écris d’Ynis-Witrin, ce 1er août 477, pour te dire que je suis vivante et libre. Le messager que je t’envoie n’est pas le seul à partir ; toute l’île de Bretagne apprendra bientôt la nouvelle : Arturus, le dux bellorum[4], à qui j’ai remis l’épée Kaledvour, a vaincu l’armée d’Aelle le Saxon.
Ainsi le vœu d’Aneurin est accompli. L’épée « qui ferait saigner le vent », comme il disait, a animé le courage des Bretons avant la bataille.
Autre chose. J’ai retrouvé notre frère Caius vivant ! Et plus flamboyant que jamais ! Il est le second d’Arturus, te rends-tu compte ? Et il t’embrasse fraternellement.
Caius ! Vivant ! Des larmes de joie brouillèrent la vue de Ninian et il remercia le Seigneur d’avoir protégé son aîné. Il cligna des paupières et poursuivit sa lecture.
Quant à Kian, il partage désormais ma vie. Considère-le comme ton frère.
Ninian étouffa un cri. Cette brute épaisse ! Peu importait qu’il fût esclave : Ninian espérait s’être lavé de ces préjugés, et les hommes étaient frères, égaux devant Dieu, mais sa jumelle épouse d’un tel homme ! Elle qui était si exigeante, si raffinée…
La fin de la lettre était encore plus troublante.
Rends-toi compte, mon Ninian. Kian et moi sommes devenus compagnons d’Arturus. Nous mangeons à sa table, nous sommes ses hôtes. Et, pour nous remercier de lui avoir apporté Kaledvour, Arturus m’a offert une villa à vingt milles[5] au sud d’Aquae Sulis[6].
Je m’y établirai pour soigner les malades. Oui, Ninian, ma vocation est la médecine. Devines-tu ce que j’ai à te proposer ? J’ai apporté l’épée, je soigne les corps. Tu pourrais apporter la parole de Dieu et soigner les âmes. Nous serions réunis ! J’ose à peine en rêver. Il ne manque qu’un homme de Dieu auprès du dux bellorum. Et si le Christ t’appelait à témoigner autrement qu’en t’isolant au moment où ta famille se réunit ? Autrement qu’en te taisant, alors que tu es si cultivé ? Cette victoire d’Arturus contre des barbares païens, n’est-ce pas un signe de Dieu ?
Le messager attend. Je m’arrête là. Réponds-moi vite. Tu me manques tant.
Ta sœur qui t’embrasse,
Niniane
Ninian ne put s’empêcher de sourire. Comme il retrouva : Azilis dans ces lignes ! Rien ne l’arrêtait quand elle voulait arriver à ses fins.
Elle dont la foi était tiède, pour ne pas dire inexistante, osait lui parler de signes, de messages du Christ !
Chaque mot éloignait Ninian de ses vœux de moine. Mais détruire ces lignes tracées par sa sœur ? L’idée lui répugnait.
— Frère ?